2007-09-14
Les signes du front antiterroriste venus d'Europe sont de plus en plus inquiétants, moins en raison d'une montée visible de l'activité terroriste qu'en raison des tentatives des gouvernements européens de criminaliser l'opposition. Par NEIL SMITH
Tout d'abord il a été dit que le gouvernement allemand enquêtait sur 17 journalistes en vue qui avaient publié des articles sur une enquête parlementaire concernant la participation allemande aux vols secrets de la CIA de transfert de prisonniers en Europe. La même semaine survint un fait qui fait froid dans le dos : plusieurs chercheurs en recherche urbaine à Berlin furent soumis à une enquête secrète et accusés de terrorisme - l'un d'eux a même été emprisonné. Les raisons invoquées pointaient leurs travaux de recherche et les personnes qu'ils avaient rencontrées en les réalisant.
Le Dr Andrei Holm, un sociologue urbain de 36 ans de l'université Humboldt de Berlin a été arrêté le 31 juillet. Spécialisé dans l'étude de l'embourgeoisement (« gentrification ») à Berlin, il a écrit un ouvrage universitaire Die Rekonstruktierung des Raumes (La restructuration de l'espace). Transféré par hélicoptère au tribunal fédéral de Karlsruhe, il a été emprisonné au nom de la loi antiterroriste sur présomption d'« association terroriste ». Il a été placé à l'isolement à la prison Moabit de Berlin, 23h par jour, avec des contacts parcimonieux avec ses avocats, très limités avec sa famille, y compris ses trois enfants.
Les domiciles et bureaux de trois autres chercheurs ont été perquisitionnés, leurs ordinateurs, carnets d'adresses et papiers professionnels épluchés et confisqués. Tous les quatre étaient surveillés depuis septembre 2006, suspectés d'association avec une « organisation terroriste » appelée « groupe militant ». Les descentes de police et la détention de Holm ont été précédées par l'arrestation antérieure de trois personnes soupçonnées d'avoir incendié plusieurs camions de l'armée dans le Brandebourg. Plutôt que d'inculper pour vandalisme ces activistes qui se déclaraient antimilitaristes, le gouvernement allemand s'est référé à la section 129a du code pénal allemand datant de 1976 lors de la traque par l'État du groupe militant Baader-Meinhof, et remis au goût du jour dans la lutte de la « guerre mondiale contre le terrorisme » (GMCT).
Comme la section 129a s'applique spécifiquement à des groupes, et non pas à des personnes, le pouvoir s'est donné beaucoup de mal pour démontrer la culpabilité d'association pour Holm et ses collègues. La plupart des charges retenues contre eux concernent l'action imputable à d'autres. Un autre chercheur, Matthias B. est accusé d'utiliser des phrases et des mots clés comportant le mot « gentrification » (embourgeoisement), qui renvoie à la terminologie utilisée par les activistes antimilitaristes accusés d'incendies criminels, d'écrire de surcroît des « textes compliqués et d'avoir accès à une bibliothèque de recherche ». Pour le procureur fédéral, cela démontre la possibilité de ces chercheurs d'agir en tant que leaders intellectuels d'un « groupe terroriste ». Un autre est accusé d'avoir rencontré les trois membres présumés du groupe militant, et un troisième est soupçonné d'avoir certains de leurs numéros de téléphone dans son carnet.
Les délits présumés de Holm incluent le fait d'avoir des « contacts étroits » avec les trois chercheurs accusés, entre autres, d'avoir participé à la manifestation d'extrême gauche contre le sommet économique du G-8 de Heiligendamm en 2007, que le gouvernement allemand a tenté de perturber par des descentes antiémeutes préventives en mai, et d'avoir « intentionnellement » laissé son téléphone portable chez lui avant une réunion. Note kafkaïenne : cette absence de portable - contrariant les efforts du pouvoir pour le suivre à la trace - est assimilée à un « comportement de conspirateur ». Le pouvoir a aussi donné en exemple l'usage fréquent par Holm des termes « gentrification » et « inégalité » dans son travail, ce qui permet d'envisager sa complicité avec le groupe militant. Ce qui est choquant, c'est que le gouvernement allemand se sent autorisé à invoquer le contenu d'une recherche comme preuve de terrorisme. Comme le dit une lettre ouverte de chercheurs allemands et étrangers contestant cette affaire « la recherche critique, notamment celle qui a trait à l'engagement politique, devient du ‘terrorisme' ».
L'opposition à ces accusations ridicules preuve de l'effort désespéré du pouvoir pour faire aboutir des poursuites entrant dans le cadre de la guerre contre le terrorisme, est en train de se construire. Des mobilisations ont eu lieu presque immédiatement avec des manifestations à Berlin et partout en Allemagne en août. Un front très large s'est constitué pour mettre fin immédiatement aux poursuites relevant de la section 129a, et le parti des Verts a promis de soulever la question au Bundestag. Plus de 3 000 chercheurs d'universités et d'institutions de recherche dans le monde ont signé des pétitions condamnant les arrestations et demandant l'abrogation de la Section 129a (voir www.einstellung.so36.net/fr, en français). Une résolution bien formulée a circulé à la réunion annuelle de l'association sociologique états-unienne de New York, à la mi-août ; une protestation a été déposée par le groupe international de la géographie critique ; une autre lettre de protestation est issue d'un rassemblement de chercheurs en science urbaine à Vancouver. Deux chercheurs du Royaume-Uni ont décrit les charges retenues et les incarcérations comme relevant d'un « Guantanamo en Allemagne ». Dans un premier temps, le gouvernement allemand a refusé de s'exprimer, mais certains signes laissent penser que les protestations internationales ont eu un effet. Après plus de trois semaines passées en prison, Holm a été remis en liberté moyennant une caution, et le tribunal fédéral, très sceptique quant aux charges de terrorisme, a rejeté, au moins temporairement, les tentatives du procureur pour le remettre en prison. Il demeure cependant des charges contre sept accusés.
Ce qu'il faut retenir c'est que la section 129a établit effectivement la culpabilité par association. C'est un cadeau du passé à un État allemand de plus en plus intolérant. Les États-Unis ont récemment connu des poursuites à l'encontre d'activistes non violents et toutes sortes de personnes coupables de s'être trouvées au mauvais endroit au mauvais moment ; le Royaume-Uni a récemment menacé de recourir à la législation antiterroriste contre des militants dénonçant le réchauffement climatique à Heathrow. Dans ces exemples, la menace de « terrorisme » est invoquée pour justifier une répression de toute opposition légitime aux politiques gouvernementales. Comment interpréter autrement la hargne de la police secrète à l'encontre du mot « gentrification » ? Le précédent dérangeant qui nous vient d'Allemagne est que des écrits, des travaux de recherche - sans parler de l'oubli de son portable - peuvent être et seront utilisés comme preuves contre leur auteur. Si l'État allemand peut se le permettre, cela crée un précédent international et les dissidents, partout dans le monde, vont en ressentir le souffle glacé.
Neil Smith, directeur du Center for Place, Culture, and Politics à la City University of New York.
In The Nation, 24 septembre 2007.
The Nation, 06.09.2007